L'avantage quand on savait se servir d'un grill ou éplucher des montagnes de pommes de terre avec la dextérité d'un vrai pro, c'est que même APRÈS la fin du monde, on trouvait toujours du boulot. Et en tout cas, pour ce qui était de Phoenix, de Houston ou de la Nouvelle-Orléans, Charlie pouvait maintenant le certifier : rien ne changer, c'était toujours le même cirque. les ingrédients variaient peut-être un peu, chaque ville faisait avec ce qu'elle avait sous la main mais dans le fond, on arrivait presque toujours au même tambouille, pour le même genre de clients.

"Cromley !"

Se relevant de la marche poussiéreuse sur laquelle il était assis le temps de sa pause, le nouveau second -ou commis, il n'était que deux derrière les fourneaux, c'était donc du pareil au même- regagna les odeurs de friture de la cuisine. Non il exagérait : le poisson était frais ici, il avait quand même plus de goût. Le béni ne broncha pas quand on lui désigna les patates à préparer pour le soir et nettoya même la salle sans mauvaise volonté, plaisantant avec le patron en passant un coup de torchon sur les tables. C'était toujours plus facile quand il venait d'arriver : les gens ignoraient encore son statut et la vie était plus facile à gérer. Ceci dit, ça ne durait jamais, c'était peut-être pour ça qu'il appréciait. Juste le temps de laisser ses oreilles traîner pour savoir où il débarquait.

L'heure de pointe allait bientôt sonner et son lot de travailleurs affamés débarquer. Vu l'emplacement du diner, il faisait presque office de cantine pour la plupart et constatant l'absence de leur serveuse habituelle, Charlie dut abandonner son cher tablier crasseux pour le service en salle. Les aléas du métier.

La "cantine" ne tarda pas à se remplir du public habituel, grommelant et maugréant contre la difficulté des conditions de vie, les chantiers ruinés par une abomination de passage, et commandant moult bières, frites, lards, et nourritures roboratives, abondamment arrosées de bière.

Entra alors dans le restaurant un homme d'un âge certain, accompagné d'un jeune homme dont tout, tant dans l'apparence que dans les vêtements et l'attitude, laissait à deviner qu'il n'était pas du coin, qu'il n'était pas là où il devait être, qu'il était loin de chez lui, pas à sa place, et qu'il allait s'attirer des emmerdements.


Le newbie de service fut laissé par son acolyte pendant un instant suffisant pour que se lancent, à deux ou trois tables, des défis à qui réussirait à lui faire les poches, récupérer toutes ses fringues, et sans doute d'autres horreurs innommables. La poule dans l'enclos à renard n'avait absolument rien remarqué, et regardait autour de lui comme s'il était dans un magasin de bonbons...

Charlie ne vit bientôt plus le temps passer. Il enchaînait les allers et venus entre le passe plat et la salle, les bras chargés de plateaux et d’assiettes, saisissant quelques mots au vol sans avoir tellement le temps de s'y arrêter, tout entier qu'il était à ce simple travail d'exécution. Il eut d'ailleurs une seconde d'hésitation en voyant entrer l'approximatif duo, tellement occupé à se rendre compte que l'odeur de friture était aussi tenace ici que dans la cuisine qu'il ne comprit pas tout de suite pourquoi l'arrivée des deux clients le faisait tiquer. Évidemment, dès que l'un d'eux s'effaça, la lumière se fit dans son esprit. On ne perd pas aussi facilement ses instincts de prédateur et Charlie qui, dans une autre vie, avait aussi été un parfait exécutant mais en matière de cassage de gueule cette fois, reconnut que lui-même aurait rapidement choisi le blondinet comme proie à l'époque. Sauf que ce temps était révolu et qu'aujourd'hui, il était hors de question qu'on dépouille ce type devant lui. Surtout qu'il avait tout du gentil caniche dans une cage de molosses, et Charlie n'aimait pas qu'on fasse du mal aux petites bêtes.

S'approchant de la table où il s'était installé, le béni se composa un sourire de circonstance. Jusqu'à preuve du contraire (c'est à dire jusqu'à ce qu'un de ces vautours fasse mine de toucher ne serait-ce qu'un cheveux de son nouveau protégé attitré), il était un inoffensif serveur.

"Salut ! Qu'est-ce que je vous sers ?"

Le moment avait tout de ces instants magiques dont le Sud était si familier, où un vague bredin (noir de préférence) se faisait coincer par toute une clique de bien-pensants encagoulés, et sommer d'avouer Dieu savait quel forfait, sous le regard avide et gourmand de l'assistance pour laquelle les mots n'avaient guère d'importance tant la cause était entendue...

Newbie regarda un instant autour de lui pour être bien sûr que c'était à lui qu'on venait de s'adresser, puis bredouilla un vague bonjour avant d'affirmer d'une manière fort peu assurée :

"Euh... j'attends quelqu'un..."

Ces quelques mots eurent tôt fait de susciter des ricanements et des tapes sur l'épaule de connivence, dont le murmure n'empêcha pas notre ami de mieux préciser sa commande.

"Je peux avoir une grenadine ?"

Là pour le coup, ce fut l'hilarité... Un gars se leva, mal rasé, l'air patibulaire, jean et blouson de cuir... Il resserra ses mitaines, et alla mettre un coup sur l'épaule de l'accro au sirop, encouragé par le regard soutenu et quelques vivas de ses compagnons de beuverie.

"Hey gamin... j'crois que t'as pas compris comment ça marchait ici... C'est pas un rade pour les minets dans ton genre. Nous, les chatons, on les massacre..."

Le chaton se contenta de regarder fixement la table sans rien répondre, même si un rose foncé à ses oreilles traduisait un puissant malaise.

Charlie faillit pouffer de rire et au dernier moment, camoufla son sourire derrière son poing, feignant de toussoter. On avait du sacré niveau là, le jeune homme se serait promené avec une pancarte lumineuse "bottez moi le derrière" au dessus de la tête que les réactions autour de lui n’auraient pas été très différentes.

"Heu... Je suis pas sûr qu’on ait ça, mais je vais voir ce que je peux faire."

Et comme toujours dans ce genre de situation, il en fallait un pour se lever et faire son malin. Le genre à pisser aux quatre coins de la salle pour bien marquer sa territoire. Le béni connaissait bien l’espèce, il n’avait suivi que des types comme ça pendant longtemps. Jusqu’à trouver des modèles plus classieux évidemment.

"S’il y avait pas de chatons, on écoulerait jamais les stock de lait. Intervient-il du ton du mec conciliant quoique peu concerné. Ou de grenadine du coup. J’vais voir si j’en trouve."

S’éloignant vers le comptoir, il se retourna à demi vers l’agresseur en chef :

"Pas de massacre à l’intérieur, le patron aime pas. Ça fait désordre." Prévint-il avant de se mettre à fouiller dans ses stocks de bouteilles en quête d’un graal improbable. C'était surtout lui qui risquait de se faire virer s'il jamais il s'énervait un peu trop fort à l'intérieur, et il aimait autant éviter.

L'agresseur haussa les épaules à la remarque de Charlie, se contentant d'affirmer qu'il ne faisait que discuter, puis retourna asticoter le chaton

Alors que Charlie était parti en quête du Graal, il ne pouvait manquer la conversation qui se poursuivait, et qui semblait être devenu le centre d'attraction local... Certains commençaient même à s'échanger des billets, en souriant d'un air gourmand.

"Je vois pas ce qu'il y a de mal à boire de la grenadine...", bredouillait le newbie, provoquant à nouveau une crise d'hilarité.

"C'est aussi rouge que ta gueule une fois que j'y aurai collé mon poing", conclut-il, provoquant un silence gêné dans le genre de ceux qui précèdent les grosses explosions. Tout le monde semblait le regarder, et constater qu'il avait viré aussi rouge que sa grenadine, et subitement très absorbé par la table et les petites miettes qui pouvaient s'y trouver. À croire que sa soudaine hardiesse l'avait lui-même surpris.

Par chance pour Charlie, une vieille bouteille de sirop de grenadine traînait au fin fond d'un placard. Elle était périmée depuis six mois, mais avec un peu de chance, il n'y aurait pas de moisi dedans... C'était probablement une chance pour Grenadine aussi, qui allait bientôt devoir affronter un peu plus que des railleries, vu que quelques battes de base-ball commençaient déjà à prendre l'air.

Invisible derrière son comptoir, Charlie ne perdait cependant pas une oreille des suites de l'altercation. Il avait eu l'impression de gagner un peu de temps après la réponse du gros malabar mais finalement, ce n'est pas celui qu'il pensait qui rajouta de l'huile sur le feu. Alors que sa tête triomphante réapparaissait avec la bouteille à la main -oui parce que périmée ne faisait plus parti de son vocabulaire depuis un moment, on faisait avec ce qu'on pouvait hein !- et qu'il se hissait de nouveau à hauteur d'homme, le petit blondinet décida de se rebiffer et le serveur lui jeta un regard blasé. S'il cherchait vraiment à mourir, il n'était pas tellement sûr d'avoir envie d'intervenir pour ses fesses.

Le temps de filtrer le sirop (sinon c'était à lui que le minet allait casser la gueule, oulala qu'il avait peur) et d'y verser une bonne rasade d'eau, quelques battes avaient fait leur apparition. La meilleur amie du casseur moyen. Slalomant pour atteindre la table, le jeune homme cassa un peu l'ambiance tendue en déposant avec brusquerie le verre devant son client.

"J'ai trouvé. Sérieux, vous cherchez vraiment la merde vous. Il est où votre copain, il sait vous faire taire ?"

Se retournant pour faire face aux battes, Charlie laissa couler son regard sur les visages agressifs qu'il rencontrait.

"Qu'est-ce que je viens de dire ? Pas de casse à l'intérieur. Et il sortira pas tant qu'il a pas payé. Alors vous retournez vous asseoir et c'est ma tournée."

La situation commençait un peu à le chauffer mais ceci dit, il était plutôt fier de lui. Il y a quelques années, il n'aurait même pas essayé de discuter et le premier qui aurait approché sa batte de la tête de Grenadine-man se serait pris une baffe d'ours dans la tronche. En général, ça calmait bien.

"Ben oui mais... C'est eux qui...", il préféra finalement se taire, se rendant compte que sa tentative de fournir une explication rationnelle allait se heurter au ridicule, et à quelques battes supplémentaires.

"Merci beaucoup pour votre patience monsieur. Ne vous inquiétez pas, nous ne cherchons pas à provoquer de bagarre."

Le comparse de Grenadine était arrivé. Il était nettement plus âgé. Peut être son père... En tout cas, cheveux et barbes poivre et sel, et visage buriné. Petits yeux marrons enfoncés... Charlie avait déjà vu ce genre de personne : c'était le même genre de type qui faisait les caravanes. Le genre à ne pas s'en laisser remontrer, et quand on affronte des abominations, c'est pas une bande de loubards avec leurs substituts phalliques qui constituait une menace.

"Quant à vous...", il s'adressait aux gêneurs. "Vous feriez bien d'aller voir ailleurs avant que j'aille reprocher à vos mères de vous avoir élevé comme des chacals. Vous en avez même l'odeur, c'est répugnant... Sortez d'ici, que je respire un peu ! Et si vous avez un compte à régler, vous avez qu'à m'attendre, mais honnêtement, allez plutôt voir vos mères..."

La grenadine semblait être l'objet principal de préoccupation de son commanditaire alors que son comparse faisait tonner sa voix, mais au final, cela semblait avoir un double effet. D'une part, ils étaient tous décidés à en découdre, mais simultanément, ils avaient tous envie d'en découdre dehors. Sans doute était-ce là un quelconque art subtil de la négociation : une baston, ok, mais dehors. Une fois les chaînes, poings américains, couteaux, battes et propriétaires sortis, le vieux prit un instant ses aises, et s'adressa à Charlie.

"Aaah... Enfin tranquilles. Désolé pour le dérangement gamin... C'est toujours comme ça quand on arrive en ville... Il reste de la grenadine pour un Monaco ?"

En guise de réponse, le jeune homme renvoya un signe de tête au nouveau venu. Bien plus rapidement que lui avec une technique qu'il trouvait personnellement très controversée (il essayait malgré tout de s'y faire, c'était un progrès), c'est à dire recourir à des mots plutôt qu'à ses poings, l'inconnu avait ramené un calme approximatif dans le restaurant. Charlie suivit des yeux les fouteurs de merde qui prenait le chemin de la sortie puis revint à son étrange duo de client. Le jour et la nuit ces deux là.

"Ouaip. Je vais vous chercher ça."

Laissant aux deux hommes le temps de s'installer, le béni se mit à l'ouvrage et revint vite avec un nouveau verre qu'il posa sur la table.

"Voilà. Si vous avez faim, y a des frites et des fritures. Vous venez de loin comme ça ? Y a que les étrangers pour oser se frotter aux gros poissons du coin."

Grenadine semblait soulagé que le vieux soit à ses côtés. Ils n'étaient probablement pas parents : ils ne se ressemblaient pas. Et le vieux n'avait pas vraiment l'attitude du papa poule non plus. Trop vieux briscard pour ça. Grenadine se taisant, c'est l'autre qui parlait.

"Des gros poissons ça ? Bon ben ça va Alex, tu devrais pas être trop emmerdé...", déclara-t-il en octroyant un coup de coude à Grenadine, qui s'appelait donc Alex.

"Jackson, Mississippi.", était l'origine du duo. Pas si loin que ça, un seul état. En temps normal, ce serait un road trip sympa à faire entre amis, ou en famille. Sauf qu'évidemment, avec les abominations dehors, ça sonnait comme le bout du monde.

"Et toi bonhomme, t'es du coin ?, demanda-t-il sur le ton de la conversation.

Charlie se contenta de sourire en se retenant de commenter. Pour le moment, il avait l'impression que même un têtard aurait réussi à emmerder le dénommé Alex mais le vieux imposait suffisamment le respect pour qu'il n'y aille pas à son tour de son petit commentaire sur le blondinet.

"Pour ce que j'en sais. M'enfin je vous l'accorde, à part ce trou, j'ai pas encore vu grand chose de la Nouvelle-Orléans."

Un léger sifflement d'admiration de sa part ponctua la réponse de l'homme. En comparaison avec Phoenix, Jackson paraissait évidemment un chouilla plus accessible. Mais avoir gardé Grenadine-man en vie jusqu'ici, ça tenait déjà du miracle. Son client s'en trouvait auréolé d'un prestige tout nouveau.

"Pas franchement non, je viens d'arriver. Répondit-il en jetant un coup d’œil vers la cuisine, vérifiant que son patron était toujours occupé par ses fourneaux. Je suis de Phoenix."

Grenadine avait fini son verre, et écoutait sagement ce que disaient les grands. Le vieux frotta un instant son éternelle barbe de trois jours qui semblait rugueuse comme une rape à parmesan, tout en répétant "Phoenix...", comme s'il cherchait l'itinéraire optimal à emprunter pour éviter les catastrophes, cataclysmes... Finalement, il posa ses poings sur la table, pour commenter.

"Un sacré voyage, ça n'a pas du être de tout repos...", ça ne coûtait pas grand chose de dire ça, puis il demanda "T'es venu pour la mer ? Il paraît que les villes côtières sont mieux achalandées... Mais quelque chose me dit que les richards habitent près du port, et filtrent pas mal. Toujours cette théorie de merde que si on les engraisse, les pauvres récupèreront les miettes. Bouffez un riche, eux au moins ils sont gras."

La question était innocente, mais quelque chose dans le regard du vieux laissait deviner à Charlie qu'il y avait un genre de test là-dessous. Son 6e sens ne le contredisait d'ailleurs pas vraiment...

"J’vous le fais pas dire. Répondit le jeune homme avec légèreté. Mais non, j’ai fait le voyage par la terre. Phoenix-Tucson. Tucson-Albuquerque. Albuquerque-Odessa. Odessa-Houston. Et puis ici. Je sais pas comment c’est en arrivant de l’extérieur mais par l’intérieur en tout cas, ça a l’air pas mal coton de rejoindre le port. Secteur 2, c’est comme partout, faut avoir du fric."

Se sentant jaugé, Charlie pencha la tête, observant le vieux en lui empruntant son air légèrement inquisiteur. La théorie lui échappait toujours un peu, passant loin au dessus de sa tête brune quelque peu bornée. Ceci dit, il comprenait l’idée général des expressions du routard, et il partageait son opinion. C’était plutôt cette sensation de test qui le contrariait, il ne se gêna donc pas pour en faire passer un de son cru, se glissant dans les pensées du vieux pour en apprendre un peu plus.

"C’est vrai que trouver de la viande, c’est toujours un peu galère. Enchaîna-t-il, pince-sans-rire. C’est moi qui faisait la bouffe pour la caravane, chuis bien placé pour le savoir."

La lecture de pensées permit à Charlie de constater que le vieux était un genre de baroudeur, dans la survie à 200%, probablement jusque dans la baignoire. Il venait du Texas, probablement un vieux célibataire pourchassant le crime à coup de santiags et de carabine. Et il s'appelait Chuck.

Une bonne moitié de la méfiance de Chuck à l'égard de Charlie venait du fait qu'il était méfiant envers tout le monde, spécialement dans les nouveaux endroits... Mais il le jaugeait aussi pour autre chose : Chuck allait se délester d'Alex-Grenadine, qui était un client pour la grande traversée. Le point intéressant dans l'histoire, c'est qu'Alex était un béni. Chuck n'en savait pas plus, si ce n'était que les sauveurs du monde lui avaient fourgué le gamin dans les pattes, pour l'emmener jusqu'au nouvel Eden.

Et comme Chuck était méfiant, il n'avait pas envie de raconter cette petite histoire sur tous les toits, histoire que Grenadine ne s'attire pas d'emmerdements à peine arrivé, mais curieusement, Alex essayait de mettre des coups de coude à Chuck, en tâchant d'être discret, ce qui le rendait visible comme le nez au milieu du visage.

Quand on était pas assez fin pour percer les secrets d’un homme rien qu’à voir la couleur de ses chaussettes, la télépathie restait quand même un atout non négligeable. Charlie n’était pas assez curieux pour s’en servir à tour de bras mais de temps en temps, ça lui permettait d’y voir un peu plus clair. Là par exemple, la pêche était plutôt bonne et il coula un regard discrètement surpris sur Alex. Une preuve supplémentaire que les gardiens avaient des critères de sélection... particuliers, mais également une nouvelle bonne raison de filer un coup de patte au jeune homme. En plus il était accompagné par un type qui s'appelait Chuck. Total respect.

"Une autre grenadine ?" Interrogea-t-il, malgré tout un peu moqueur, devant l’insistance peu discrète du blondinet.

Le jeune grenadine, prit la main dans le sac, adopta rapidement une couleur analogue à sa boisson favorite, bafouillant un début d'explication absolument peu convaincante, essentiellement parce qu'elle ne contenait aucune voyelle. Chuck n'avait pas manqué de remarquer évidemment la discrète tentative de son protégé d'attirer son attention. Il plissa les yeux, non pas vers lui, mais vers Charlie, le jaugeant un instant supplémentaire.

"Ah ouais, je vois..." commenta-t-il.

"Bon tu m'as l'air d'être à peu près dégourdi, donc tu vas peut-être pouvoir te rendre un peu utile... Après tout, c'est plus ou moins ta destinée non ?" question purement rhétorique.

"Faut qu'on se trouve un endroit peinard où crécher. Une idée ? On restera pas longtemps, y'a encore un peu de chemin d'ici à notre destination..." Un étrange pressentiment informa Charlie qu'il était inclus dans ce "nous". Ça le changerait des frites, pour sûr.

"En fait, on essaie d'aller à l'Eden. C'est loin d'ici ?", demanda Grenadine, provoquant instantanément un facepalm chez Chuck dont les efforts pour rester discret venaient d'être ruinés.

"Ben quoi ! C'est un béni aussi, il peut bien nous aider non !", protesta-t-il, provoquant un grand silence gêné dans toute la cantine.

"Il paraît oui."

Avoir tourné quelques secondes autour du pot lui avait permis d’apprécier à sa juste valeur la tronche de Grenadine-man, enfin Alex, mais Charlie n’était pas homme à jouer longtemps sur le terrain de la subtilité. Ce qui tombait bien parce que Chuck comprenait vite et n’y allait pas par quatre chemins lui non plus. Un regard consterné plus tard, Charlie préféra revenir au guide du garçon et ignorer le reste de la clientèle. De toute façon, ce n'était pas comme si il avait eu pour projet de rester ici très longtemps. Il ne fallait jamais des mois pour prendre le pouls d'une ville.

"Sais pas. Répondit-il quand tout de même au maladroit, j'ai pas encore poussé jusque là bas. Ça sera l'occasion."

Pas contrariant le Charlie. Faut dire qu'il avait plusieurs bonnes raisons d'être gentil : un but qui l'intéressait aussi, un collègue béni qui, a priori, avait bien besoin de quelqu'un pour couvrir ses arrières... et Chuck, qui était devenu en quelques minutes son nouveau héros.

"J'ai loué une piaule à la semaine, pas loin. C'est pas grand et c'est pas très luxueux mais ça ira bien. Z'avez faim en attendant ?"

Mine de rien, il avait quand même quelques heures à tirer encore s'il ne voulait pas planter son patron en plein milieu du service.

Chuck resta un instant sans rien dire, comme s'il jaugeait toutes les possibilités, puis finalement, il hocha la tête d'approbation.

"Un passager de plus sera pas de trop, surtout s'il est dans ton genre."

Une intuition de Charlie lui indiqua que c'était son genre à lui, contrairement à celui de grenadine, pour lequel Chuck n'avait au final que peu d'estime, et qu'il considérait comme un boulet. Le boulet en question était tout réjoui, et brûlait manifestement de lui poser tout un tas de questions... Par chance, il avait décidé de se taire, cette fois.

"Merci pour l'appart', mais je préfère un peu faire le tour du quartier avant. Tâter la température, si tu vois ce que je veux dire... Mais je veux bien ce que tu auras de plus proche d'un énorme bout de viande, avec une garniture grasse et salée."

"Moi, je voudrais... euh... je sais pas... Des pancakes.", conclut Grenadine.

Charlie se contenta d’incliner la tête en guise d’assentiment. Le deal était réglé, pas besoin d’en dire plus.

"Comme vous l’sentez. Conclut-il simplement aux envies de balade de Chuck. Pour ce que j’en ai vu, rien de très nouveau sous le soleil. ‘fin, vous verrez bien."

Un hochement de tête pour le vieux loubard, ça non plus ça n’avait rien de très original comme commande, et une fois de plus, c’est Grenadine qui se fit remarquer.

"Des panc… ? Je promets rien, j’vais voir ce qu’on a."

Sans être d’une curiosité maladive, le béni commençait à sérieusement s’interroger sur la provenance de ce drôle de garçon, mais il aurait tout le temps de l’interroger plus tard. Il retraversa la salle en sens inverse, soutenant les éventuels regards. "Grâce" à Alex, sa couverture n'avait encore pas fait long feu. Rejoignant la cuisine, il annonça la commande.

"On a de quoi faire des pancakes ?" Conclut-il à l’attention du cuistot sans se démonter.

De pancake, il n'y avait pas, et la négociation avec Grenadine -ou Alex- fut encore pénible pour le convaincre de manger quelque chose de normal. La fin du service n'eut rien de notable, si ce n'est quelques loubards assommés retrouvés à proximité. Mais ils l'avaient bien cherché, et ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes.

À la fin de son service, il put comme prévu retrouver Chuck, mains dans les poches, mais sans doute capable d'en sortir un bazooka à la première menace ; ainsi qu'Alex, qui regardait partout, non pas comme un touriste, mais comme quelqu'un guettant un danger plus sérieux. Une surveillance qui avait sans doute quelque chose à voir avec un troisième larron qui se trouvait là et qui, malgré une apparence de calme et de certitude, avait franchement les chocottes, et était probablement passé à côté de quelque chose de gros.


"De retour comme promis..." se contenta de dire Chuck sans autre forme de procès ou de politesse. "Voici Jeff, sa présence ici est... euh..."

"Indispensable !, le coupa un Alex un peu différend du grenadine vu précédemment. "Il faut qu'il vienne à l'Eden avec nous. Il n'y a que là qu'il sera en sécurité.", expliqua-t-il, sans que ce soit spécialement clair.

Comparé à un combat pro/contre pancake, les incidents qui purent émaillés la fin de son service furent négligeables. Avec son passif, deux-trois mecs assommés dans les alentours, ça ne le choquait pas vraiment. Les mains dans les poches, il rejoignit Chuck et son protégé. Si le premier avait adopté la même attitude décontractée que lui, le second semblait beaucoup plus nerveux. Charlie avisa l'inconnu qui se tenait avec eux, le jaugea du regard, puis le salua d'un signe de tête :

"Moi c'est Charlie. C'est quoi ce foutoir ?"

La question était adressée aux trois compères mais devant la peur qui émanait de l'inconnu et le ton sensiblement différent d'Alex, il passa rapidement à l'aspect concret du problème :

"Vous voulez qu'on s'arrache dès ce soir ? Dehors en pleine nuit c'est pas tellement l'idéal, mais on peut."

Alex répondit rapidement à sa manière un peu maladroite.

"On l'a retrouvé un peu hagard, il y a eu une agression et un déviant est mort..."

Jeff prit -enfin- la parole.

"Voilà le topo... La vie est pas saine pour les gens comme moi, à la Nouvelle Orléans. Vous autres bénis, ça se passe bien, mais nous les déviants, ça craint. Il y a des gens qui font des offres qu'on ne peut pas refuser. Georges a refusé, il a été réduit en cendres. Je suis le prochain sur la liste."

Indépendamment du fait que la nouvelle qu'il était un béni était semblait-il notoire, il apparaissait à Charlie qu'il se passait des choses glauques en dehors de l'ambiance huilée de la cantine où il bossait.

Chuck semblait... Ne pas s'en foutre, ça l'intéressait, quelque part, mais ce n'était pas son combat. Ou bien pas encore. Il s'y mettrait s'il y était impliqué, sinon il laisserait ça à d'autres. Alex lui, était excité comme une puce, mais également très déterminé à régler la question. Sans doute une inspiration de béni. Quant à Jeff, ce qui le décrivait le mieux était le fatalisme. Il avait probablement rencontré les deux autres par hasard, et accepté de les suivre parce qu'il n'avait rien à perdre.

Le sang de Charlie ne fit qu'un tour. C'était peut-être bien la seule chose qu'ils avaient en commun mais Alex n'était pas le seul à avoir des inspirations subites depuis sa bénédiction. Jeff n'était pas précisément une petite bête sans défense mais c'était tout comme. Depuis quand on cramait des types innocents sur SON territoire ? D'accord, ça n'était pas précisément son territoire. Il n'était pas là depuis suffisamment longtemps, la preuve, c'était la première fois qu'il entendait cette histoire de déviant façon méchoui. Mais la simple idée d'éventuellement laisser passer ça le hérissait.

"On l'embarque à l'Eden, et après ?"

Le béni jeta un coup d’œil à Jeff :

"T'es pas le seul déviant de la ville je suppose ? Si toi t'es plus là, tu sais qui c'est le prochain sur la liste ?"

Et après ? Charlie eut presque la réponse via son sens empathique avant d'avoir une réponse par ses oreilles. Jeff avait plutôt envie de sauver ses miches d'abord et d'en découdre ensuite, Chuck de laisser Jeff se débrouiller, et Alex de tirer tout ça au clair et régler la question.

"On avisera.", répondirent-ils, unanimes. Reculer pour mieux sauter...

"Je ne sais pas...", répondit Jeff à Charlie. "Je ne sais déjà pas comment ils nous ont trouvé avec Georges, ni pourquoi ils s'en prennent à nous. J'avais entendu une rumeur de dingos anti-déviants, mais j'aurais jamais cru que..."

Sa voix s'étouffa, et l'empathie de Charlie comprit qu'il ne valait mieux pas l'inciter à finir sa phrase. C'était parfaitement limpide.

Reculer pour mieux sauter, ça n'avait jamais été trop son truc. Ceci dit, les enquêtes requérant un minimum de finesse, ça n'était pas tellement sa tasse de thé non plus. Il était plus doué pour foncer dans le tas et réfléchir ensuite. Pas de pot, avant de foncer, fallait-il encore trouver dans quoi.

"Vous trois vous rejoignez l'Eden, lança-t-il avec brusquerie. Je vais rester ici."

S'il ne se démerdait pas trop mal, il couvrirait leurs arrières.

"Jeff, où ils viendront te chercher ? Ou y avait un endroit en particulier où tu croisais Georges ?"